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Les épaves de la Seconde Guerre mondiale, menaces de marée noire en Norvège et au-delà

Avec la corrosion des navires coulés il y a huit décennies, les hydrocarbures restants dans les réservoirs font peser le risque d'une pollution à grande échelle.

Le dispositif mis en place par les autorités norvégiennes pour finir de vider les réservoirs de l'épave du navire MS Nordvard, dans le port de Moss (sud de la Norvège), en mai 2023. | Administration côtière norvégienne / Kystverket
Le dispositif mis en place par les autorités norvégiennes pour finir de vider les réservoirs de l'épave du navire MS Nordvard, dans le port de Moss (sud de la Norvège), en mai 2023. | Administration côtière norvégienne / Kystverket

Temps de lecture: 6 minutes

En Norvège.

Le 28 décembre 1944, le MS Nordvard coule sous les bombardements alliés dans le port de Moss, à une soixantaine de kilomètres au sud d'Oslo, en Norvège. À bord de ce navire cargo de ravitaillement norvégien, passé sous pavillon nazi en 1940, 200 tonnes de munitions et près de 500 tonnes de carburant. Mais en touchant le fond à environ 35 mètres de profondeur, les réservoirs sont endommagés. Goutte par goutte, son fioul remonte à la surface au fil du temps.

Classé à «haut risque» pour la pollution marine par les autorités norvégiennes au tournant du siècle, le Nordvard est vidé de quelque 430 tonnes de carburant en 2008. L'accès au reste du navire est jugé trop compliqué en raison de la proximité avec des matériaux explosifs, avant d'être débarrassé des réserves restantes en mai 2023 après de nouvelles fuites, et ce malgré les risques. C'est la huitième épave de la Seconde Guerre mondiale dont la Norvège a retiré le carburant à cause du risque d'une marée noire.

Des traces d'hydrocarbures remontés à la surface de l'eau ont entraîné l'intervention des autorités norvégiennes au printemps 2023, dans le port de Moss (sud de la Norvège), afin d'endiguer la fuite provenant du navire MS Norvard, coulé le 28 décembre 1944. | Administration côtière norvégienne / Kystverket

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Des bombes à retardement

C'est une menace insidieuse qui plane sur les côtes de tous les pays. Des milliers de navires militaires coulés durant la Seconde Guerre mondiale gisent dans les fonds des océans. Selon les experts, jusqu'à 15 millions de tonnes d'hydrocarbures sont maintenues dans ces bâtiments engloutis entre 1939 et 1945 à travers le monde. En Norvège, plus de 2.300 bateaux jonchent les fonds marins. Vingt-neuf d'entre eux sont classés à «haut risque» pour le combustible restant dans les réservoirs, 350 à «risque moyen».

«Le potentiel de pollution est extrêmement préoccupant», souffle Hans Petter Mortensholm, le directeur de la préparation aux urgences de l'Administration côtière norvégienne (Kystverket). Le pays a décidé de prendre le problème à bras-le-corps dans les années 1990. Recensement des épaves, analyse des risques, actions de dépollution... la Norvège est à l'avant-garde de la prévention dans cette course contre la montre.

«Nous avons plus de 20.000 kilomètres de littoral. Les conséquences sur la faune et la flore marine ou sur les côtes seraient catastrophiques.»
Hans Petter Mortensholm, directeur de la préparation aux urgences de l'Administration côtière norvégienne

Images satellites, survol hebdomadaire d'une ou plusieurs épaves, caméras à haute résolution installées près des zones sensibles, équipes de plongeurs et de robots téléguidés envoyés sur zone... Toutes les données sont compilées et analysées dans la petite salle des opérations d'un bâtiment annexe des gardes-côtes norvégiens, où une équipe de surveillance opère 24 heures sur 24.

Une équipe de l'Administration côtière norvégienne (ou Kystverket), dont le siège est basé à Ålesund (ouest de la Norvège), surveille en permanence les données issues des épaves qui jonchent le littoral du pays. | Paul Guianvarc'h

«Nous sommes vigilants et nous voulons être en mesure d'intervenir à la moindre trace d'hydrocarbures sur la mer, car nous avons plus de 20.000 kilomètres de littoral, avec de nombreux fjords qui rentrent dans les terres, explique Hans Petter Mortensholm. Les conséquences sur la faune et la flore marine, sur les côtes ou pour les habitants du littoral seraient catastrophiques.» D'autant plus que ces navires sont de véritables bombes à retardement.

Au fond de l'eau, ils se décomposent lentement. Selon des chercheurs australiens, les parois d'acier et de fer perdent environ 1 millimètre d'épaisseur par décennie à cause de la corrosion. Si le chiffre paraît insignifiant, ils estiment néanmoins qu'il suffit d'une perte de 5 à 10 millimètres pour menacer la résistance des parois à la pression.

«Les navires de guerre ont en plus tendance à être plus fins que les navires civils, ce qui accélère la décomposition, abonde Hans Petter Mortensholm. Si elle devient trop importante, il ne sera plus possible d'intervenir comme nous le faisons actuellement sans mettre en péril l'intégrité du navire et donc de générer des fuites incontrôlées.» Près de huit décennies après la fin du conflit mondial, la plupart des épaves arrivent dans cette phase critique de détérioration.

Image de la vidéosurveillance de l'épave du Blücher, ancien croiseur lourd de l'armée allemande, qui repose à environ 90 mètres de profondeur. Ce navire militaire a été coulé durant la campagne de Norvège, lors de la bataille du détroit de Drøbak, dans le fjord d'Oslo (au sud de la capitale norvégienne), le 9 avril 1940. | Capture d'écran fournie par l'Administration côtière norvégienne / Kystverket

Plus de 3.000 sortes d'hydrocarbures différents

Avec la corrosion aqueuse, les matériaux qui composent ces épaves ainsi que leur cargaison se mélangent alors, ce qui augmente la toxicité de l'eau. Près du sous-marin allemand U-864, coulé le 9 février 1945 par les Britanniques et qui repose en mer du Nord près de l'île de Fedje (au nord-ouest de la ville de Bergen), la concentration de mercure et d'hydrocarbures aromatiques polycycliques (des polluants constituants du charbon et du pétrole) dans les sédiments situés autour du submersible est 100 fois supérieure à la normale, d'après une étude parue en septembre 2017.

«La pollution se concentre dans la zone autour des navires mais elle se répand un peu, alarme Kuria Ndungu, chercheur à l'Institut norvégien de recherche sur l'eau (NIVA) situé à Oslo et coauteur de l'étude. Et surtout, ces zones contaminées vont être très difficiles voire impossibles à récupérer, car le froid entrave la dissolution des hydrocarbures. Ils vont rester sur place et se mélanger aux sédiments sur le long terme. La santé des écosystèmes en est menacée.»

«On note une toxicité forte des carburants, surtout allemands, et un impact potentiellement important sur toute la biodiversité.»
Liv-Guri Faksness, chercheuse au sein de la Fondation pour la recherche scientifique et industrielle (Sintef), basée à Trondheim

Mais l'impact sur les écosystèmes diffère selon le carburant qui finit dans les océans. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, les nazis ont fabriqué différents fiouls synthétiques, notamment à base de charbon, pour faire face aux pénuries de pétrole brut. D'après un rapport déclassifié de l'US Navy datant de septembre 1945, plus de 3.000 types d'hydrocarbures différents ont ainsi été recensés dans les navires allemands. Tous n'ayant pas la même réaction au contact de l'eau, la réponse à adopter dépend de la compréhension du produit.

Des chercheurs et chimistes norvégiens ont mélangé une portion de ces carburants, récupérée sur des épaves vidées, avec quarante portions d'eau de mer ainsi qu'avec différentes espèces animales et végétales pour en mesurer la toxicité et les conséquences. Dans les résultats de leurs travaux publiés en 2015, ils ont noté une baisse drastique de production et de croissance chez les algues marines en soixante-douze heures. En ce qui concerne les zooplanctons, la base de la chaîne alimentaire marine, les scientifiques ont constaté une mortalité presque totale des espèces étudiées en quatre-vingt-seize heures.

«Notre étude s'est déroulée en vase clos, sans la circulation de l'eau et sans les marées, ce qui amplifie les résultats, tempère immédiatement Liv-Guri Faksness, à la tête de la recherche au sein des laboratoires de la Fondation pour la recherche scientifique et industrielle (Sintef), basée à Trondheim (au centre de la Norvège). Mais on note une toxicité forte des carburants, surtout allemands, et un impact potentiellement important sur toute la biodiversité touchée par cette pollution en cas d'exposition conséquente.»

«Seules les espèces les plus résistantes survivent, tandis que les autres meurent ou fuient, ce qui entraîne à son tour un bouleversement d'autres écosystèmes qui voient leur équilibre modifié par l'afflux d'espèces qui n'y étaient pas auparavant, ou pas en si grand nombre», ajoute son confrère chercheur Kuria Ndungu. Agir préventivement est donc vital pour l'environnement côtier norvégien.

Plusieurs sortes d'hydrocarbures issus des épaves de la Seconde Guerre mondiale sont analysées dans les locaux de la Fondation pour la recherche scientifique et industrielle (Sintef), à Trondheim (milieu de la Norvège). | Paul Guianvarc'h

«Ça coûte très cher, mais moins qu'une marée noire»

Dans une note de 2020, l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) déplorait des coûts «prohibitifs» pour lutter contre cette pollution. Le deuxième passage pour vider le MS Nordvard en mai 2023 a coûté 2 millions d'euros aux autorités norvégiennes.

«Les dépenses augmentent en fonction de la situation géographique des épaves, de l'accessibilité au site, du matériel et des équipes nécessaires pour les travaux, de la quantité de carburants à retirer et d'autres facteurs encore, énumère Hans Petter Mortensholm. Nous avons un budget supplémentaire prévu dans notre budget annuel spécifiquement alloué au dépassement des coûts pour les épaves.»

La Norvège est l'un des seuls États au monde à investir dans la sécurité de son littoral face à ce risque, sans attendre une catastrophe environnementale pour réagir. Si l'investissement est important, les moyens manquent malgré tout. Les autorités doivent donc prioriser leur travail en fonction des épaves qui présentent les plus grands risques.

Mais cela est nécessaire, selon le responsable des gardes-côtes norvégiens: «Ça coûte très cher de nettoyer ces navires, mais nettement moins que le nettoyage des côtes et des mers en cas de marée noire, sans parler des dégâts irréversibles sur la biodiversité. On essaie d'éviter un désastre environnemental. Le calcul est vite fait.»

Pourtant, il n'y a pas de coopération internationale avancée sur la question. Différents pays européens sont signataires de l'accord de Bonn pour la coopération dans la prévention et la lutte contre la pollution en mer du Nord, mais les réunions consistent davantage à informer les autres membres des mesures déjà prises qu'à anticiper ensemble l'avenir, selon un expert familier du dossier.

«Une marée noire en mer du Nord pourrait tout aussi bien toucher les côtes norvégiennes que françaises, allemandes ou britanniques. Tous les pays sont concernés. Agir ensemble devient donc une urgence», abonde Hans Petter Mortensholm, qui pointe également la Manche comme autre mer où la menace est importante.

Une menace écologique qui se fait de plus en plus pressante, alors que les fuites de carburants de ces épaves devraient augmenter d'ici à la fin de la décennie, avec un potentiel de pollution dépassant largement les pires marées noires de l'histoire.

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